Jérusalem, 1er novembre 2002

Lors de la rédaction de mon petit post du 20 février, Al Kahlil, je pensais, naïvement sans doute, que mes lettres et mails pourraient, tels quels, offrir une mise en abîme; porter un éclairage sur des mécanismes anciens, qui se répètent, amères circonvolutions ; souligner des positions qui se rigidifient, en fonction du contexte politique, des enjeux. C’était oublier à quel point ils comportaient leur propre censure, écrits, pour la plupart, à mes parents, à qui je ne voulais, pouvais, tout dire. Échappatoires également parfois, me permettant de raconter des petits rien, et gommer, plus ou moins consciemment, les grands touts. Fuites, tentatives d’oubli, d’abstraction, pour me focaliser sur de petits moments « essentiels », qui pouvaient, peuvent, sembler insignifiants, mais qui me permettaient de mettre un peu de sens, ou d’espoir. Indispensable nécessité de revenir à l’échelle humaine, individuelle; à l’évènement isolé.

Il y a en effet bien plus de choses tues et de silences, que de réelles descriptions, voir d’analyses. Lacunaires, à trous et autres ellipses, en demi teintes… Les réalités auxquelles elles se rattachent sont cependant encore pregnantes; réactivées intensément lorsque l’actualité s’embrase; en embuscade également, émergeant, éparses, sans que je puisse toujours identifier les déclencheurs. Je tente quand même la retranscription fidèle, mais partielle, avec, en écho, une indispensable contextualisation, par le biais d’articles de presse, de souvenirs non partagés alors, de photos et de croquis.

Jérusalem, 1er novembre 2002

Bonsoir les amis,

Belle journée d’automne, passée à l’ouest, côté israélien. J’ai essayé de jouer à la touriste légère et décontractée, qui ne note qu’à peine la présence de l’armée dans les rues, qui ne réagit pas aux ambulances qui passent, qui ne voit ni la police, ni les contrôles de sécurité avant de pénétrer dans les restaurants ou les magasins, qui murmure quelques shaloms polis aux personnes qui la regardent avec un peu trop d’insistance ou de curiosité.

J’ai traversé de très beaux parcs, feuilles qui tombaient à mon passage. J’ai fait des achats, inutiles parfois, petits coups de coeur passagers : une bougie ocre qui sentait bon, un bougeoir trop petit pour être vrai, des chaussettes rigolotes aux couleurs éclatantes, des pierres pour des colliers que je ne confectionnerai jamais, des livres, des photos, des bonbons rouges chimiques, des encens. J’ai déambulé, souris, joué encore, illusion imparfaite, la petite étrangère sympathique et curieuse. J’ai fredonné une chanson juive, dont je voulais trouver le disque, dans un magasin de musique, devant un vendeur narquois qui ne l’a pas reconnue.

Puis je suis retournée à l’est, fatiguée de ce jeu, contente cependant de mes acquisitions hétéroclites. J’ai retrouvé une Jérusalem bruissante, telle que je la connais le mieux, telle que je l’aime, avec ses petites échoppes, ses femmes aux visages ceints de foulards, ses papiers dans les rues, ses odeurs. L’Orient, fantasmé, qui s’impose… Bruits de sirènes, lointaines, et musique, tout aussi assourdie, qui annonce le shabbat. Je reste fascinée par l’ouest, avec cependant une tristesse sourde qui s’installe, une distance nouvelle, accrue. Je ne veux pas inclure tous les israéliens dans des sentiments, ressentiments, jugements, pas toujours très sains ; mais je ne peux me défaire d’une certaine défiance, voire d’une rancune, comme si désormais, comme si déjà, le camps était choisi.

(c) L’Histoire

2002… Nous sommes à la fin de la deuxième année de la seconde Intifada, ou Intifada Al-Aqsa, deux années de répressions, de violences, d’attentats-suicides, d’opérations militaires dévastatrices, qui marquent également le début de la construction de la barrière de sécurité israélienne, du mur de séparation. Jérusalem, au coeur du conflit, ville scindée : Jérusalem-Ouest, annexée par Israël en 1948 et Jérusalem-Est, qui inclut la vieille ville et ses lieux saints, annexée par la Jordanie en 1950,  puis conquise lors de la guerre des Six jours par l’armée israélienne. Le 30 juillet 1980, la Knesset vote une « loi fondamentale » faisant de Jérusalem réunifiée, la capitale d’Israël. La communauté internationale n’a pas reconnu ces prétentions israéliennes déclarées « nulles et non avenues » sur une ville dont la population palestinienne est soumise, depuis, à des pressions multiples pour la contraindre à partir : extension des colonies autour de, et à l’intérieur de, Jérusalem-Est; isolement et ghettoïsation des quartiers palestiniens par des routes de contournement qui leurs sont interdites; citoyenneté au rabais pour les minorités arabes, qui ne disposent pas des mêmes droits que les juifs… (lire à ce sujet cet article sur La loi fondamentale de juillet 2018, faisant d’Israël « un Etat démocratique pour les juifs, et un Etat juif pour les autres»).

2002, début novembre… déjà 5 attaques-suicides à Jérusalem-Ouest. Un printemps meurtrier. Un climat de suspicion, de peurs. Une multiplication des barrages militaires. Des quartiers qui nous étaient interdits, potentiels cibles d’attaques. Nos bureaux, nos logements, étaient situés à l’Est, proche de la route 60 pour ce qui était de l’appartement dans lequel je suis restée quelques mois. Route qui, à cette époque, ne pouvait être empruntée par les palestiniens, restreignant tous les mouvements. Démarcation tangible. Cette route, que je suivais quotidiennement, pour me rendre a Hébron, a rapidement, symboliquement, forgé le « eux » et le « nous »; une appartenance qui n’en était cependant pas une, artificielle, et pourtant…  Une frontière de plus, mouvante. Je me suis rapidement rendue compte, alors que j’avais envie et besoin de comprendre, de sentir également le pouls de Jérusalem-Ouest, que franchir cette ligne me devenait de plus en plus difficile. Les escapades à l’Ouest se sont espacées, pour devenir quasi inexistantes.

… suite

 

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