Masafer Yatta
Susya, Tuwani, Tuba, al-Markez, Umm al-Khair…Villages et hameaux, habités par une population bédouine, des agriculteurs et des bergers, pour grand nombre d’entre eux. Collines arides, terres rocailleuses au sud d’Hébron, situées en zone C, division administrative de la Cisjordanie occupée placée sous contrôle d’Israël. Parmi ces terres, la région de Masafer Yatta, composé de 19 villages et hameaux traditionnels, qui cristallise de manière acerbe toutes les problématiques, les violences et violations que subit la population palestinienne des Territoires Occupés.
En 2002, au cœur de la deuxième intifada, alors que je travaillais dans la région, la situation était déjà préoccupante, révoltante : développement des colonies sauvages, illégales, et des avant-postes; violences commises en toute impunité par les colons extrémistes, issus de la mouvance kahaniste [1]Le kahanisme est une doctrine fasciste issue du sionisme religieux et du néosionisme, développée par le rabbin Meir Kahane, fondateur de la Jewish Defense League et du parti politique Kach et … Continue reading et du groupe des «Jeunes des collines» [2]« Jeunes des collines » est un mouvement de jeunes colons israéliens radicaux s’établissant illégalement dans des territoires palestiniens de la Cisjordanie. La plupart des membres du … Continue reading, deux branches de l’extrême droite ; destructions de maisons et de terres ; expropriations. Depuis le 7 octobre 2023, elle s’est encore drastiquement détériorée : accélération des ordres de démolitions, expulsions de force des habitants, nettoyage ethnique.
Routes désertiques et cahoteuses maintes et maintes fois parcourues. Halte devant des maisons dévastées, des tentes ravagées, des sources d’approvisionnement en eau détruites, ou détournées. Recueil de témoignages, accueillie à l’ombre sous les toiles, après le rituel du thé si sucré qui brûle les lèvres, du fromage séché si âpre en bouche qu’il me donnait parfois la nausée. Nausée sans comparaison aucune cependant avec celles, violentes, qui surgissaient au fil des récits, entrecoupés, à plusieurs voix, toutes concordantes. Documenter, encore et encore, les multiples violations du droit international humanitaire, comme l’avaient fait avant moi d’autres délégué-e-s, et comme le feront celles et ceux qui me remplaceront. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni récits, ni traces, ni habitants…? Documenter, écrire rapports sur rapports, les transmettre à l’armée israéliennes, à l’administration civile, lors de séances stériles. Écouter, saisir parfois une main, détourner pudiquement le regard lorsque surgissaient des larmes, partager la colère, qui est devenue si intensément mienne. Accompagner les équipes qui venaient construire des puits, dont la longévité était poussière, étant donné la violence environnante, l’enjeu que représente le contrôle de l’eau. Tenter de garder la distance, de préserver la neutralité, de jouer les équilibristes. Sans y croire, sans y arriver, sans même plus tenter d’essayer.
J’ai aimé ces terres brûlées par le soleil, ses habitants aux visages burinées, aux mains caleuses. Les robes ornées de broderies des femmes, couleurs et points tissant un langage complexe. Les odeurs de feu, de pain, de bétail. Le rire et les cavalcades des enfants, leur gravité parfois. Le vent chaud qui claque, danse ou caresse ; la poussière. Les étendues vastes et vallonnées, le ciel, la rare végétation, les champs d’oliviers, les troupeaux épars…. J’ai aimé les silences, les regards, la langue, les rares mots en dialecte que je comprenais et auxquels je m’accrochais, attendant que le field officer qui m’accompagnait me traduise tous les autres. J’ai aimé la lenteur, le temps suspendu, les rituels.
J’ai observé les conditions de vie rude, les habitats sommaires, sans raccordements électrique, les hameaux isolés sans accès direct aux soins, ou à une école proche, la lutte pour l’eau. Rudesse qui devenait enfer avec l’implacable progression des colonies, la mise en place d’une systématique de déplacement, d’effacement.
J’ai attendu des heures à des check-point surréalistes, certains au milieu de nulle part, d’autres scindant de manière planifiée et humiliante des villages, empêchant l’accès au bétail, aux terres et champs d’oliviers ; régulant arbitrairement l’accès à une école ; contrôlant les déplacements des ambulances du Croissant Rouge Palestinien, leur interdisant le passage. Je me suis retrouvée face à des colons armés, injures et crachats dans ma direction, sous l’œil goguenard de soldats complices. J’ai constaté, impuissante, en un peu plus d’une année, l’extension des colonies et avant-postes. Souvenirs vifs et douloureux, qui me hantent. Brûlures attisées au fil des nouvelles, des attaques, qui n’ont jamais cessé, qui se sont accélérées vertigineusement, et ce en toute impunité.
Visages de bédouins que je pourrais dessiner les yeux fermés, tel ce couple âgé, qui habitait à un kilomètre d’un avant-poste. [3]Ces « colonies sauvages », construites sans l’autorisation du gouvernement israélien, sont cependant protégées par l’armée israélienne, et de plus en plus régulièrement légalisée par … Continue reading La logique d’implantation est toujours la même : emplacement stratégique (sur le haut d’une colline, proche d’un point d’eau, d’habitations palestinienne) ; établissement d’une caravane, puis de deux, puis de trois ; sécurisation de la zone ; construction d’une route, reliant l’implantation à un autre avant-poste ou à une colonie déjà bien implantée, route que les palestiniens ne peuvent évidemment pas emprunter ; sectionnement du territoire ; construction en dur et raccordement électrique ; intimidations et violences exercées sur les palestiniens, visant l’appropriation et le contrôle des terres. Ce couple de berger ne pouvait plus accéder à leur champ, ni à leur bétail. Dignes, si dignes. Vieux, si vieux. Impuissants, face à l’implacable progression, comme l’était l’organisation pour laquelle je travaillais. Partir? Mais pour aller où?
Masafer Yatta, dont le quotidien d’oppression et de résistance se livre dans le bouleversant « No Other Land » de Basel Adra, Hamdan Ballal [4]Le réalisateur palestinien oscarisé a été agressé par des colons ayant l’appui apparent de militaires en mars 2025, devant sa maison. Il a été arrêté par Tsahal, puis relâché après … Continue reading, Yuval Abraham et Rachel Szo. Masafer Yatta, dont les habitants vivent dans la crainte constante de perdre leurs maisons. Ils ont fait l’objet d’innombrables ordres de démolition et déplacements, au nom d’une mesure prise par le gouvernement israélien en 1980, selon laquelle la région est « zone interdite », dédiée à l’entraînement militaire. Des documents officiels attestent cependant la raison véritable de la transformation de la région en « zone de tir » : la volonté politique d’expulser les villageois palestiniens. En mai 2022, après 22 ans d’appels palestiniens aux tribunaux, la Haute Cour de justice israélienne a statué que huit communautés pouvaient être expulsées de Masafer Yatta. En juin 2025, l’administration militaire a annulé tous les permis de construire en attente.
Les bédouins de Masafer Yatta vivent sous une double pression : militaire et bureaucratique (démolitions massives, annulation des permis) ; violences et impunité des colons (incendies, coups, destructions de cultures, intimidation, souvent avec le concours ou la tolérance de l’armée). Les développements récents – depuis l’attaque du 7 octobre 2023 – ont accentué cette violence, menaçant d’une expulsion de fait à travers une stratégie coordonnée combinant colonisation, force militaire et impunité. Cela s’inscrit dans ce que le rapporteur de l’ONU appelle une « campagne généralisée de déplacement forcé », appuyée par les autorités civiles et militaires israéliennes, en violation manifeste du droit international.
A l’heure où j’écris ces lignes, le hameau de Khilet al-Dabe a été totalement détruit, les violences et démolitions se poursuivent, dans toute la région, et dans tant d’autres de Cisjordanie. Dans un silence, une fois encore, assourdissant.
Quelques liens, pour aller plus loin :
- « Diviser pour mieux régner », une carte interactive qui retrace la chronologie des différentes mesures mises en œuvre par Israël pour concrétiser cette réalité, fruit d’une collaboration entre B’Tselem et Forensic Architecture.
- « Masafer Yatta: images de résistance », photographies de Nicolas Cortés qui documente depuis 2019 l’occupation forcée par les colons et l’armée israélienne des villages de la vallée de Masafer Yatta.
- Observatoire des colonies
- Youth of Sumud, une formation politique qui résiste au colonialisme et plaide pour une Palestine libre, basée à Masafer Yatta.
Références
↑1 | Le kahanisme est une doctrine fasciste issue du sionisme religieux et du néosionisme, développée par le rabbin Meir Kahane, fondateur de la Jewish Defense League et du parti politique Kach et Kahane Chai en Israël. Il est fondé sur différents «principes» : le Grand Israël, ou Eretz Israël, soutenant une politique d’implantations juives massives en Cisjordanie ; le transfert des Arabes, y compris ceux ayant la nationalité israélienne, vers les pays arabes ou l’Occident ; un État juif fondé sur la loi religieuse, la Halakha; le recours à la violence pour assurer l’unité de la terre d’Israël. |
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↑2 | « Jeunes des collines » est un mouvement de jeunes colons israéliens radicaux s’établissant illégalement dans des territoires palestiniens de la Cisjordanie. La plupart des membres du groupe ont moins de 30 ans et leur objectif consiste en l’établissement de tout petits avant-postes illégaux destinés à occuper le terrain et à le préparer en vue de l’implantation d’une colonie plus importante par la suite. Ils ont régulièrement recours à des actions violentes contre la population palestinienne, parmi lesquelles des jets de pierre et des destructions de champs agricoles. Les colons israéliens ont utilisé ces avant-postes pour s’emparer d’au moins 14 % de la superficie de la Cisjordanie. |
↑3 | Ces « colonies sauvages », construites sans l’autorisation du gouvernement israélien, sont cependant protégées par l’armée israélienne, et de plus en plus régulièrement légalisée par le gouvernement après quelques mois, ou années. En mai 2025, le ministère de la défense israélienne a approuvé la construction de 22 nouvelles colonies – implantations et avant-postes – en Cisjordanie, qui comprendront une série de nouvelles implantations et la légalisation de plusieurs avant-postes illégaux. Dans un communiqué, le ministère affirme que les implantations « renforceront l’emprise stratégique sur toutes les parties de la Judée-Samarie [Cisjordanie] » et « empêcheront la création d’un État palestinien ». |
↑4 | Le réalisateur palestinien oscarisé a été agressé par des colons ayant l’appui apparent de militaires en mars 2025, devant sa maison. Il a été arrêté par Tsahal, puis relâché après trois jours. |
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