Hébron, petites histoires en vrac
Hébron, 5 mars 2003
Très chers,
J’avais commencé ce message il y a une heure, choisi un fond bleu, bleu comme le ciel d’aujourd’hui, un bleu printanier, une douceur retrouvée. Journée faite d’histoires denses, qui sont devenues si intensément part de mon quotidien, qu’il arrive qu’elles ne me choquent même plus.
Tant d’amour pour cette région, cet Hébron déchiré, fou; cette ville éclatée, écartelée. Terre alentours si belle, profondément troublante, ensorcelante. Vallonnements qui verts maintenant sont, moutons épars, vieux hommes, keffieh sur le crâne, grandes capes ou manteaux bruns sur leurs épaules, cheminant sur leurs ânes, le long de la route 60 qu’ils n’ont pas le droit d’emprunter, parce que c’est la route des colons, parce que c’est une route israélienne qui morcelle une terre palestinienne… Et passent les jeeps des soldats, et passent les tanks, et survolent les hélicos… Et passe le CICR, la petite déléguée qui tente de plonger son regard dans le vert, dans le bleu, dans les nuages bas, dans les fleurs; qui écoute le rire et les larmes de Dina, et qui parfois s’arrête.
J’avais le bleu choisi, et il pourrait devenir rouge. Je viens d’entendre les nouvelles, Haïfa et son suicide bomber, 15 morts, 40 blessés. L’homme venait apparemment d’Hébron. Il ne manquait plus que ça. Les mesures de représailles risquent à nouveau d’être terribles. L’Autorité palestinienne a condamné l’attentat qui «ne sert pas la lutte des Palestiniens et ne fait que noircir leur nom», tout en faisant valoir le nombre important de morts palestiniens au cours des dernières semaines, 157 depuis début janvier en Cisjordanie et à Gaza. Tout se voile, à nouveau. Le printemps meurt un peu, le ciel s’obscurcit… Jusqu’à demain, un autre demain, bleu, rouge ou vert, noir peut-être; jusqu’à après-demain dont la teinte est incertaine, imprévisible. Tout bascule si rapidement, vrille… pas de signal d’alarme, parfois des intuitions, un malaise perceptible.
Tant d’amour, d’attachement, de liens. Un lien quasi charnel. J’aime l’odeur de la terre, tout comme celle de cette vieille ville enclavée. J’aime les visages, les baisers rapides des vieilles femmes des campements bédouins, leurs effluves de feu de bois et de bétail, leurs robes larges aux broderies fines. Leur dignité, dense.
Je ne peux imaginer un après sans Dina, je ne peux imaginer un après détaché, je ne peux imaginer un après… Ce n’est pas tant que la fameuse distance tant discutée n’existe plus déjà… Bien sûr que lorsque j’écris maintenant l’émotivité est forte, prend le dessus. Bouillonnement d’émotions, douces et chaudes lorsqu’elles sont liées à un décor, un paysage, des visages; douloureuses lorsqu’elles se rattachent au quotidien, aux histoires confiées, aux témoignages, aux humiliations incessantes et à la violence. Frustration parce que les contacts peuvent parfois être, sur une base personnelle, si enrichissants, constructifs, humains…: un colon qui me propose un manteau alors que tombe la neige; des soldats qui me parlent de droit humanitaire, de leurs vies, leur envie d’être ailleurs. Amitiés et liens qui existent également entre les frères ennemis. Mais se greffent sur la complexité de ces relations personnelles d’autres enjeux, d’autres discours et une politique implacable.
Petites histoires en vrac, petits bouts de quotidien, parce que je veux que le bleu demeure un peu. Il y a quelques jours, nous avons failli nous faire écraser, littéralement, par un bulldozer (ça ne commence pas très bleu, je vous l’accorde). Il s’était mis brusquement à faire une marche arrière, à une vitesse affolante, alors que pendant presque dix minutes j’étais restée bloquée derrière lui. Je recule, à grande vitesse également, Dina hurlant à mes côtés. Puis finalement, après d’implacablement longues secondes, le réflexe de klaxonner atteint finalement mes sens. Le chauffeur n’entend cependant rien, semble ne pas réaliser ce qui se joue. Je vois jaillir des soldats, criant à leur tour, lui faisant signe de s’arrêter… ce qu’il fait, enfin, dans un crissement terrible. Je suis sortie de la Land Cruiser, tremblante. Le chauffeur était blême, la tête entre ses mains: « Imagine ce qui serait advenu si j’avais percuté quelqu’un, un humanitaire qui plus est… ». Crise de fou-rire ensuite, hystérique, nerveuse, incontrôlable, presque douloureuse. Mal au côtes, au milieu de ses soldats, bulldozers et autres jeeps. Jeunes, si jeunes soldats, supervisant la construction d’une route illégale entre une colonie et le tombeau des Patriarches, isolant plus encore des habitations palestiniennes; veillant à la sécurité des travailleurs. Et rit le CICR, et rient les soldats. Ce n’est ni bleu, ni noir. C’est sans teinte, tout simplement grotesque et surréaliste. Depuis klaxonne le bulldozer lorsque nous passons, pour documenter la progression de cette excroissance, cette route-mur; et les mains des soldats s’agitent. Dina sourit.
Autre histoire de soldat… celui qui ferme les yeux sur mes incartades et me laisse passer, sans contrôle, avec une femme à l’arrière de la Land Cruiser sur le point d’accoucher, ainsi que son mari et sa mère, à tout allure et qui, lorsque je le remercie le lendemain, me prends subrepticement la main et me dit « j’admire ce que tu fais, continue… ». Il est clair que je n’aurais pas à dire merci, ou plutôt, il est clair qu’il ne faudrait ni soldats, ni poste de contrôle. Mais c’est bleu quand même.
Blanc cette fois, autre check-point, autre soldat, qui m’appelle la « fille de la neige » car j’ai réussi il y a quelques semaines à rejoindre Jérusalem sur une route déclarée fermée, en raison des conditions météos, et qui me dit que c’est la première fois qu’il a l’impression de ne pas être détesté par un « étranger », tout ça parce que j’ai passé dix minutes avec lui à attendre le feu vert de ses supérieurs, et que nous avons parlé et ri.
Bleu tendre enfin, avec des touches de jaune dense, tant admiration et tendresse sont fortes… Visite d’une famille palestinienne dont le toit est occupé par des soldats depuis…10 ans! Ils « vivent ensemble », cohabitation surréaliste. Le couple en a tant vu. Vieux couple magnifique, qui se dispute sans cesse. Elle qui m’embrasse toujours, parle de ses maux de ventre, de dents, du caractère insupportable de son vieux mari. Lui qui me regarde du coin de l’œil, et me glisse qu’elle n’est pas malade, qu’elle radote… Et marchent au-dessus de nos têtes les soldats. Dix ans, maison qui qui n’est plus vraiment la leur, vie sans intimité, les forces d’occupation installée sur leur rooftop. Ce n’est pas de la résignation. De la dignité, tout simplement.
Voilà, je m’arrête. Vous embrasse tendrement, vous aime. Me dis que finalement, l’amour est ce qui restera aussi de cette mission, surtout… Être claire, savoir s’émerveiller encore, savoir être touchée; savoir aimer, malgré tout. Garder les yeux ouverts, sans honte, ni sur ce que je suis, malgré les failles, les ambiguïtés; ni sur ce que sont les autres… humains, si tragiquement complexe. Essayer de ne pas juger, même si c’est dur.
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