Elle

 

La Nuit Africaine - "Deogratias"- Jean-Philippe Stassen

La Nuit Africaine – « Deogratias »- Jean-Philippe Stassen

Elle a des yeux couleurs de nuit, avec parfois des paillettes d’aube lorsqu’elle sourit, des éclairs de lumière lorsqu’elle rit, mais elle ne rit pas souvent. Elle a cette peau noire et chaude, couleur plus profonde sur son front, autour de ses yeux, sur son menton ; peau aux nuances éclatantes, riches, belles. Petite, hanches larges, formes généreuses qui chantent l’Afrique, celle, réelle des danses, formes et couleurs ; celle fantasmée, imaginée, transcendée.

Elle, et son français hésitant, ses phrases biscornues, avec parfois des mots tombés de nulle part, des mots créés par elle, qui ont un sens qui m’échappe, mais qui prennent tout leur sens. Elle, de qui on me disait « elle comprend peu, ne parle pas, ne s’ouvre pas ». Et pourtant, s’ils savaient… Au fil des jours et des rencontres, sans forcer, sur la pointes des pieds, décryptant jusqu’aux silences, plongeant dans le noir si dense… J’ai pu entrer, tout doucement, comme une ombre, dans son monde. Elle m’a raconté, avec ses mots, avec finesse et intelligence, avec la brutalité parfois de celle qui n’a plus rien à perdre, qui a trop vu, avec une lucidité crue et brûlante, son « là-bas », et son « lui ».

« Là-bas », c’est très loin, aride, rude, pauvre. Là-bas, les cases au sol de terre battue, aux murs en torchis et toits de paille. Là-bas, le puits éloigné, les longues marches vers l’école. Là-bas, ce furent les luttes fratricides, les combats de clans, un régime, toujours très actuel, dictatorial. Là-bas, le silence est de rigueur, l’opposition intérieure. Là-bas, c’est une tombe, celle de sa mère, sur laquelle elle n’a pu se recueillir, car ici, elle est titulaire d’un permis F. Là-bas, son père vieillissant et malade, ses beaux-frères arrêtés, ses sœurs, mères de famille nombreuses, seules. Son là-bas, c’est surtout tellement loin dans le temps. 20 ans qu’elle est en Suisse, 20 ans de nouvelles éparses, de lettres, cheminant pendant des semaines. 20 ans, et parce que cet incompréhensible et injuste permis, impossibilité criante et révoltante de retourner sur sa terre, de vivre ce deuil qu’elle ne pourra jamais faire, serrer ce père malade, voir les siens, raviver les odeurs, les couleurs, les sens, se nourrir de ce là-bas et revenir plus forte, ici.

« Lui », dur comme de la pierre, empli de la violence, légitime, de celui qui a trop enduré, et ne trouve ici aucune place, parce que personne n’a songé à lui en donner une. Lui qui se ferme et se mure. 20 ans de contrôle, pour chaque petite dépense, pour chaque mouvement. Lui, dépossédé ici par la force de son rôle d’homme, définit là-bas, qui assume, assure, le bien-être de sa famille. Seul, sans nul doute, aussi. Plus elle parle, plus il se tait ; plus il se ferme, plus elle courre et s’agite, frénétique, désemparée. Communication rompue entre eux deux, et pourtant, s’il savait, comme elle connaît et comprend ce cœur  qu’il a fait pierre, comme elle sait et porte ses blessures. Tout cet amour, inconditionnel, qu’elle a pour lui.

Elle si forte, généreuse, petite travailleuse de l’ombre. Elle qui ne comprend pas ce permis, qui la limite dans tout… les rendez-vous mensuels, les contrôles, la non liberté de mouvement, l’accès au travail si difficile, la froideur, rigueur, et souvent injustice de notre système administratif. Chacune de ses larmes comme un lame dans mon corps. Je ne peux que la serrer fort, fort. Je n’ose parfois même plus plonger mes yeux dans sa nuit. Tant de larmes et d’incompréhension. Je ne peux que murmurer « je sais, je comprends », comme une prière à laquelle je ne crois plus. Je sais ses larmes, mais ne sais rien, ou si peu, de tout ce qu’elle a vu, de sa fierté brisée, de l’humiliation, du déracinement. Je sais sa révolte, mais ne sais rien, de l’intensité de ses incompréhensions, de ses doutes, de ses nuits d’angoisses. Ce que je sais, c’est l’incongruité totale (bien piètre mot : absurdité, empreinte d’injustice, de non respect, de lâcheté) de ce permis, qui se voulait provisoire. Que l’on plonge dans les chiffres, que l’on ose les regarder et les entendre, tout ceux qui comme Elle, font partie de notre quotidien depuis…, mais en sont exclus.

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